26/09/2024
La Senne : de fontaine de vie à putride sentine
Bruxelles a longtemps tourné le dos à sa rivière. La Senne, ce cours d’eau désormais invisible sous le béton des "boulevards du centre", a pourtant été un acteur majeur dans la naissance et le développement de la ville. Enterrée, oubliée, reléguée à un simple égout, la Senne reste pourtant le témoin silencieux d’une histoire tumultueuse, essentielle à l’identité bruxelloise.
Aux origines de Bruxelles : la Senne comme fondation
Avant les gratte-ciel, avant la Grand-Place, avant l'Atomium, Bruxelles n’était qu’un village insignifiant, perché sur une île formée par les bras de la Senne : l'îlot Saint-Gery. La rivière offrait protection et ressources, permettant à la ville de se développer autour de son courant.
Sans la Senne, pas de Bruxelles. Elle servait à tout : boire, pêcher, moudre le grain, transporter les marchandises. La ville vivait au rythme de cette rivière, et les Bruxellois en dépendaient totalement. Pourtant, ce lien vital va peu à peu se transformer en fardeau...
La Senne, poumon économique du Moyen Âge à la Renaissance
Au Moyen Âge, Bruxelles connaît un essor fulgurant. Et qui est là, en coulisses, à soutenir cet essor ? La Senne. Ce cours d'eau devient une véritable artère commerciale. Elle relie la ville aux grandes routes fluviales du pays et permet aux marchandises de circuler. Grains, vins, tissus, tous transitent par la Senne. Bruxelles devient rapidement incontournable pour les marchands de toute l'Europe.
Mais la Senne, ce n'est pas seulement une voie commerciale, c’est aussi une source d’énergie. Les moulins y foisonnent, actionnés par le courant de la rivière. Grâce à elle, les tanneries, les blanchisseries et surtout les brasseries prospèrent. Bruxelles devient une place forte économique en partie grâce à cette rivière, qui irrigue non seulement les champs, mais aussi toute l’économie locale.
La déchéance de la Senne : de source de vie à cloaque puant
Mais tout change avec l’industrialisation au 19ème siècle. Plus la ville grandit, plus elle pollue. La Senne, autrefois source de vie, se transforme en un cloaque puant. L’eau que les Bruxellois buvaient et dans laquelle ils se baignaient devient un égout à ciel ouvert. Les industries déversent leurs déchets, les égouts y rejettent directement les eaux usées, les rats y prolifèrent et les maladies se propagent à une vitesse fulgurante.
Le coup de grâce survient dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Une importante épidémie de choléra frappe Bruxelles. Les cadavres s'entassent, et la Senne, en partie responsable de cette catastrophe sanitaire, est pointée du doigt. La rivière, qui a nourri la ville pendant des siècles, devient l’ennemie publique numéro un.
Solution radicale : enterrer la Senne
La décision est rapide et sans appel : on va se débarrasser de la Senne. Entre 1867 et 1871, Bruxelles engage des travaux titanesques sous l'impulsion d'un certain... Jules Anspach, alors bourguemestre. La rivière est canalisée et enterrée. On la recouvre de larges boulevards, faisant disparaître presque complètement son existence du paysage urbain.
Ce projet pharaonique améliore l’hygiène et transforme le centre-ville en un espace moderne, mais à quel prix ? On a rasé toute une partie de la ville, on a enterré une rivière qui en avait façonné l’histoire.
Les conséquences : un fantôme sous nos pieds
Bien sûr, la couverture de la Senne résout certains problèmes, mais en crée d'autres. La gestion des eaux pluviales devient un casse-tête. Privée de son cours d’eau, la ville subit des inondations plus fréquentes. Si bien que plusieurs décennies plus t**d, les travaux reprennent dans la ville : la Senne est détournée de ses pertuis du 19ème sous les Boulevards Anspachs, Afolphe Max et Émile Jacqmain. Elle est désormais déviée peu après la gare du Midi et passe sous le boulevard Poincaré.
Et pourtant, la Senne est toujours là. On l’a enterrée, mais elle continue de tracer son chemin sous la ville. Et ces dernières années, un regain d'intérêt pour la réhabilitation des cours d'eau a vu le jour. Certains parlent de la ressusciter, de redonner à Bruxelles son lien avec l’eau, ne serait-ce qu’en périphérie. Certains projets -parfois farfelus- visent à réintégrer la Senne dans le tissu urbain, tentant de corriger une erreur vieille de plus d’un siècle.
La Senne, usine à gueuze
Mais ce serait une erreur de réduire la Senne à ses problèmes de pollution. Ce cours d'eau a aussi joué un rôle essentiel dans une tradition bruxelloise qui, elle, n’a jamais faibli : la bière. Et pas n'importe laquelle : la gueuze.
La gueuze est un joyau brassicole unique, né d'un assemblage de différents lambics, bières brassées exclusivement dans la vallée de la Senne grâce à la magie de la "fermentation naturelle". Les levures sauvages et les bactéries présentes dans l’air de cette vallée sont cruciales pour déclencher cette fermentation naturelle qui donne à la gueuze son goût unique. Sans la Senne et le climat de cette vallée, pas de levures sauvages, et pas de gueuze.
Les brasseries historiques, comme Cantillon, ont longtemps utilisé l’eau de la Senne dans leur processus de brassage. Aujourd'hui, bien sûr, la pollution a forcé les brasseurs à se tourner vers d’autres sources d'eau. Mais le lien entre la Senne et la gueuze demeure ancré dans la culture locale. La Senne n’a pas seulement façonné la ville, elle a aussi donné naissance à cette bière emblématique qui fait la fierté des Bruxellois.
Réhabiliter la Senne
La Senne est bien plus qu’un simple cours d’eau oublié. Elle est l’un des piliers de l’histoire de Bruxelles, depuis sa fondation jusqu’à son apogée économique, et même dans sa culture brassicole. L’avoir enterrée était peut-être une nécessité à l’époque, mais aujourd'hui, il est temps de la réhabiliter.
Les projets actuels pour redonner vie à la Senne montrent que Bruxelles cherche à renouer avec cette rivière qui a tant apporté à la ville. Et peut-être qu’un jour, les Bruxellois ne marcheront plus sur un fantôme, mais retrouveront ce lien essentiel avec l’eau qui a fait naître leur ville.
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