27/06/2024
Voiles
Les ailes de la mer
Incontestablement, les Vezo demeurent ce peuple de la mer qu’ils ont toujours été depuis… Depuis qu’ils ont migré de la lointaine Austronésie en se séparant de leurs cousins Mélanésiens partis vers Tahiti, pour traverser l’océan Indien et peupler la grande île rouge, qui à l’époque était encore verte, encore arborée et intacte. Prodigieuse traversée qu’ils ont réalisée en flottilles de très grandes pirogues, voire d’assemblages de pirogues à la manière des catamarans. Ils maîtrisaient deux éléments essentiels de la navigation : le balancier et la voile. Les pirogues à voile sont aujourd’hui localisées sur la côte ouest de Madagascar, la ou pousse l’arbre «Farafatsy», une sorte de balsa local qui permet de creuser son bois tendre et léger pour en faire une embarcation maniable, au contraire des lourdes coques en bois dur de la côte est. Naviguant depuis des années parmi eux, je collectionne les photos de pirogues sous voile, pour l’incroyable diversité de ces carrés de toile constitués en patchwork de morceaux cousus. Les pêcheurs les plus riches disposent de grandes voiles de coton blanc en «soga», de quinze à vingt mètres carrés, souvent ornées par de larges bandes de tissu de couleurs vives qui tranchent et réhaussent la base en textile blanc. Les plus modestes ne disposent que de petites voiles d’une dizaine de mètres carrés, si rapiécées qu’on a du mal à distinguer le tissu original des rajouts. Toutes les couleurs y passent, toutes les matières aussi dans un patchwork qui associe tissus, morceaux de bâches polypropylène et autres fibres plastiques que le génie recycleur des Malagasy assemble pour des usages improbables. Mais incontestablement, c’est le sac de riz de cinquante kilos découpé qui tient la vedette. J’ai croisé des voiles entièrement faites de ces sacs de riz, de ciment, de haricots, de sucre, de sel, de farine qui offraient une mosaïque de couleurs et résistaient plutôt bien à la navigation quotidienne et aux dégâts du soleil. Depuis quelques années, certains se distinguent par une publicité brodée à même le tissu comme «Bien venu, capitene pirogue, Hercile, rapide, l’homme honète, plus fort, chef de bande» pour proposer leurs services d’excursion aux touristes -rares- de passage à Salary Bay.
Les petites pirogues des enfants Vezo sont joyeuses et attendrissantes. Depuis le jouet en bois que le gosse nu comme un vers dirige en bord de plage pour lui impulser son allure en poussant une baguette de bois, jusqu’à la véritable petite pirogue d’initiation à la mer que peut manier un enfant de huit ans pour aller apprendre à naviguer seul dans le lagon aux différentes allures qui le feront devenir expert. La maitrise de la mer des Vezo les distingue des «Massikoro», l’ethnie d’agriculteurs qui peuplent la périphérie de la forêt sèche-épineuse en laissant le coeur sauvage aux chasseurs-cueilleurs, les «Mikéas». Ici, l’instituteur cale ses horaires de classe sur ceux des marées car les enfants, même petits vont sur les plâtiers ramasser les coquillages pour contribuer à la pitance familiale. La marée basse attire toute la population -hors pêcheurs au large- sur les rochers affleurants. On y trouve les poulpes «ourita» qui, cuits en ragoût, régalent la famille et « mouillent le riz » comme on dit ici.
J’ai aussi suivi et navigué près de frêles pirogues de petite taille, dont la voile de bric et de broc ne dépassait pas cinq mètres carrés. Pauvres vieux pêcheurs qui rentraient «sous toile» avec leurs maigres captures en bordant au mieux un tissu déchiré, raccommodé mille fois et qui n’en pouvait plus de subir la morsure du vent, le «Tsioka», le « rivotra » ailleurs, le «varatraza» plus au nord. La pirogue Vezo ne navigue qu’aux allures portantes ; vent arrière, de travers ou au largue. Elle ne remonte pas le vent. Mais comme la nature est bien faite, le peuple Vezo dispose de deux régimes de vent au quotidien. Le matin, le vent vient de terre et pousse les pirogues vers le large, puis il s’inverse à midi et leur permet de rentrer à terre avec leur pêche. J’ai encore, pour toujours dans les yeux, ce lever de soleil orange qui faisait rougit le blanc des voiles d’une flottille de trente pirogues quittant Morombe pour aller pêcher derrières les petites îles de Nosy Lava et Nosy Ratafanika. La mer était calme, les pirogues glissaient sur l’eau, portées par leurs voiles gonflées d’une brise portante, confortable, stable, qui invitait à la rêverie, à la contemplation émerveillée de ce monde si fragile…
C’est Guénolé qui m’a fait découvrir la navigation au long cours en pirogue à balancier . Lui et son frère m’ont transporté depuis Morondava jusqu’à l’île de Nosy Andriangory et Nosy Andriamitaroka pour ensuite rallier l’embouchure du fleuve Mangoro et la ville de Morombe, puis continuer sous voile, dans le lagon jusqu’à Tuléar… Un bien beau voyage de navigation et de stops dans ces villages de la côte et des îles en partageant le quotidien des pêcheurs, sans contrainte de temps. Nous nous sommes perdu de vue ensuite pendant une dizaine d’années, puis j’ai cherché à retrouver mon compagnon piroguier, me souvenant assez bien de l’endroit où il vivait à Betania, village de pêcheurs en limite de Nosy kely, Morondava. Personne n’y connaissait de «Guénolé», mais en voyant la photo que je brandissais, les voisins ont vite reconnu Youssouf, car le malin s’était arrangé un prénom de circonstance. Il disposait d’un prénom à consonance musulmane pour ses voisins du quartier et d'un «Guénolé» pour les touristes, permettant de nourrir l’imaginaire des voyageurs occidentaux sur ce fantasme de peuplement des charpentiers de marine Bretons venus transmettre leur expertise de l’herminette sur les chantiers de goélettes de la côte du Mozambique.
J’étais sans doute tombé dans le panneau choisissant ce piroguier là plutôt qu’un autre qui se serait appelé Eugène ou Rakoto…
Un flibustier futé et sympa, ce Guénolé-Youssouf.
Je n’oublie pas ces pirogues croisées dans la baie d’Antongil, sans balancier et chargées de familles entières qui naviguaient en fragile équilibre avec une voile bricolée d’un paréo «lamba» tendu entre deux simples perches de deux mètres haubanées par des bouts de ficelle ou « tady » ce lien en écorce d’arbre tressée. Ces frêles embarcations avançaient dans une mer déjà formée pour effectuer une centaine de kilomètres, en plusieurs étapes de cabotage afin de rejoindre le chef lieu de la région, Maroantsetra. On a le coeur serré à les imaginer en difficulté au passage des deux caps qu’elles auront à franchir sur leur route. La vie est si fragile, à Madagascar