16/07/2023
inventaire plus précis des vestiges archéologiques, encore qu’incomplet en l’absence de fouilles, et enfin des analyses techniques et technologiques des représentations d’attelages, devaient nous permettre une approche beaucoup plus exacte des réalités matérielles de la vie des personnages « à tête en forme de bâtonnet », l’ensemble de ces travaux s’étendant sur plus d’une décennie et bénéficiant des découvertes de peintures encore inédites par J. Kunz.
15Les résultats expérimentaux obtenus dès 1975 avec les premières reconstitutions d’attelages de chevaux sont à l’origine de nos recherches sur cette population. Celle-ci constitue, parmi toutes celles représentées dans l’ensemble des figurations rupestres du Tassili, une ethnie particulière dont il paraît possible de situer l’apparition historique.
16Notre travail reprend donc chronologiquement la série de nos études expérimentales qui, au cours des années, nous ont amené aux conclusions pratiques et matérielles que nous avons présentées en octobre 1990 au colloque international de Milan sur « L’art du Sahara préhistorique », et que nous exposerons au cours de cet ouvrage.
Première approche des peintures rupestres
Un stéréotype graphique
17Attestées dans plusieurs secteurs du Tassili n’Ajjer, les peintures des personnages « à tête en forme de bâtonnet » sont cependant concentrées surtout à Tamadjert et aux environs de ce centre, où elles forment des ensembles suffisamment bien conservés pour permettre des observations assez précises sur leurs auteurs.
18Un examen attentif de l’ensemble des figurations humaines fait tout d’abord apparaître que tous les personnages, quelle que soit leur attitude ou leur occupation, sont asexués. Les têtes, remplacées par un simple trait, les poitrines uniformément plates et le port généralisé de jupes plus ou moins longues, ne permettent pas de distinguer nettement les unes des autres les représentations masculines et féminines. Une différenciation des sexes ayant pour critère la longueur des jupes, comme cela a déjà été proposé, les hommes portant une jupe courte et les femmes une jupe longue, apparaît contestable, d’une part, parce que certaines silhouettes en jupe courte ont un caractère trop gracile pour figurer des hommes (figure 1) et, d’autre part, parce que certains cochers portent des jupes arrivant aux chevilles (figure 2).
19A cette impossibilité de reconnaître clairement les femmes des hommes s’ajoute le fait que la représentation des personnages obéit à une règle picturale particulière. Si le bas du corps, à partir de la taille (cuisses, jambes, pieds), est normalement modelé, il n’en est pas de même de la partie haute du personnage qui est caricaturale : poitrine plate, bras et avant-bras filiformes, mains atrophiées.

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1. Personnages à jupe courte (Tamadjert, abri principal du centre)

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2. Cocher à jupe longue (Adrar Akakous)

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3. Harponnage d’un animal marin, avec embarcation (Tamadjert, abri principal du centre)
20On observe enfin que, dans l’ensemble, les silhouettes sont extrêmement longilignes, graciles même pour certaines, qu’elles ne dégagent aucune impression de force physique et qu’elles n’ont jamais un caractère agressif. L’allure générale est « sportive » et les actions matérielles ou techniques gardiennage des troupeaux, attelage de chevaux, ménage de véhicule, harponnage, chasse au mouflon avec chiens, etc. – sont représentées de manière simple et réaliste, mais avec une évidente minutie.
21Notons que les principales caractéristiques relevées – personnages asexués, de type très longiligne – se trouvent curieusement validées par des travaux scientifiques sur certains squelettes humains sahariens protohistoriques (Chamla 1968), sur lesquels nous reviendrons dans nos conclusions.
22Outre les chars, qui sont l’objet des recherches expérimentales exposées plus loin, les personnages « à tête en bâtonnet » disposaient d’embarcations (figure 3), de sièges à trois pieds (figure 4 et figure 5), utilisaient la canne ou le bâton (figure 4), connaissaient la vaisselle (figure 7a et b), l’éventail (figure 7c) etc.

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4. Siège à pieds (Tamadjert, abri principal du centre)

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5. Reconstitution du siège à pieds (J. Spruytte)

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6. Représentation de sièges à pieds chez une autre population (oued Djérat)
23Dans l’ensemble de ce matériel, le siège à pieds multiples, dont il existe des représentations chez d’autres populations (figure 6), ne semble pas avoir beaucoup retenu l’attention des spécialistes des rupestres sahariens. Il offre cependant un intérêt certain, surtout en corrélation avec le véhicule à roues. Comme le char, il indique l’existence d’un milieu sédentaire, aucun peuple nomade n’ayant utilisé de sièges à pieds, ni fabriqué de véhicules à roues.

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7. Présence de récipients et d’un éventail (Tamadjert, abri principal du centre)
24Il n’existe pas de représentations caractérisées d’armes chez les personnages « à tête en bâtonnet ». Aucune arme d’hast* à pointe lancéolée n’a été décelée. Les javelots à pointes hastées figurant sur certains relevés manuels de peintures rupestres de Tamadjert, malheureusement publiés (ils accompagnent en particulier des chars au galop), sont de regrettables falsifications destinées à accréditer des idées préconçues sur l’utilisation du char au Sahara. Il est cependant probable que la chasse, à pied et avec des chiens (figure XI), d’animaux sauvages, nécessitait l’utilisation d’un épieu, arme de chasse, qu’on devine plutôt qu’on ne le voit.
25A côté des représentations de chevaux, on observe chez les personnages « à tête en bâtonnet » un nombre assez important d’animaux domestiques, chiens, ânes, chèvres, moutons, bovins, fidèlement représentés, parfois en deux couleurs. Les figurations d’espèces sauvages, antilopes, autruches, girafes, mouflons, etc., toujours parfaitement exécutées, montrent la connaissance qu’en avait cette population. Actuellement, seul l’animal marin figuré dans la scène de harponnage n’est pas encore identifié avec certitude (figure 3).
26Cette faune, domestique et sauvage, donne une idée assez précise du milieu dans lequel évoluait cette population et permet de situer ses chars attelés parmi les autres activités figurées dans les peintures qu’elle nous a laissées.
27Seule la documentation photographique publiée dans cet ouvrage est donc prise en considération dans les analyses techniques qui suivent, aucun relevé manuel ne pouvant apporter les garanties exigées pour un tel travail.
Originalité des représentations d’attelages
Le système « à barre de traction »
28Les peintures de chars attelés de chevaux font apparaître un système d’attelage particulier que nous avons dénommé « à barre de traction » dès nos premières recherches expérimentales, pour les différencier des attelages à joug antiques (Spruytte 1977). Les chars qui nous occupent se distinguent des autres figurations d’attelages, soit par la représentation des extrémités de la barre de traction dépassant de part et d’autre des têtes des chevaux (figures 8-9), soit par la représentation d’un ou plusieurs timons rejoignant directement la tête des chevaux par-dessus le corps des animaux (figure 10), soit encore par ces deux détails figuratifs conjugués (figure 12).

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8. Barre de traction dont les extrémités dépassent de part et d’autre des têtes des chevaux (Tamadjert, abri principal du centre)

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9. Barre de traction dont les extrémités dépassent de part et d’autre des têtes des chevaux. Ici la barre de traction, passant en avant de l’encolure est particulièrement bien visible (Tamadjert, abri principal du centre)
29La réalisation matérielle de ces attelages fait apparaître que ces représentations graphiques ne correspondent pas toujours à ce qui était réellement visible pour l’observateur et qu’elles obéissent à des conventions déterminées.
30Les scènes de chars attelés de chevaux montrent, en effet, deux graphismes différents dans la manière de figurer l’attelage : soit en représentant le véhicule à sa place normale, c’est-à-dire dans le prolongement des chevaux, le timon (ou les timons) disparaissant normalement entre les animaux et les roues reposant au niveau d’une « ligne de terre » supposée, jamais représentée, mais traçable (figure 8), soit au contraire en plaçant délibérément le véhicule dans une situation matérielle impossible, l’essieu plus haut que la croupe des chevaux (figure 12) et le ou les timons entièrement visibles au-dessus du dos des animaux, aboutissant à leur tête.
31Dans le premier type de figuration, ce qui est représenté est matérialisable, comme le montre la photographie (figure 11), sauf les extrémités de la barre de traction qui ne sont pas et ne peuvent pas être visibles. Il est, en revanche, impossible de réaliser les représentations du second type, à moins de maintenir le véhicule en position à bout de bras (figure 13).
32Seuls des artifices graphiques voulus et exécutés de manière délibérée peuvent donc permettre, dans certains cas déterminés, de faire apparaître ce qu’il est matériellement impossible de voir : une barre de traction dont les extrémités sont indiquées de manière fictive de part et d’autre des têtes des chevaux et un ou des timons allant par-dessus le dos des chevaux, directement à la tête de ceux-ci, à partir de l’essieu d’un véhicule « volant » au-dessus des animaux.

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10. Quadrige à deux timons (Ihéren)

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11. Reconstitution d’un attelage

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12. Char « volant » au-dessus de la croupe des chevaux (Ifidaniouen)

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13. L’« impossible » position du véhicule, telle que la peinture (fig. 12) le représente
Des guides libres
33Ces constatations obligent à reconsidérer l’étude pratique des figurations telle qu’elle a été conduite jusqu’ici, car, en réalité, les auteurs de ces représentations ne pouvaient pas voir les attelages autrement qu’on les voit aujourd’hui et c’est donc d’après le document photographique de la reconstitution matérielle, et non de la figuration rupestre, que l’on peut envisager d’en faire l’analyse technique. On ne doit pas tenir compte, par exemple, de l’angle que forment les guides1 avec le dos des chevaux (figure 8), car, même en imaginant des animaux très petits, cet angle n’a jamais existé (figure 11). Ceci a incidemment son importance : des guides libres, non maintenues par des clefs*, se trouvaient fort près de la queue des chevaux et risquaient de ce fait d’être coincées sous le coire* si les chevaux venaient à chasser des insectes piqueurs avec leur queue, ce qui peut expliquer le sectionnement des queues des chevaux dans la plus grande partie des représentations d’attelages. Chez beaucoup de chevaux, la sensation d’avoir quelque chose de coincé sous la naissance de la queue peut provoquer des réactions dangereuses (ruades, brusque départ au galop, etc.) et cet incident a été redouté en attelage à toutes les époques.
34Le fait que les auteurs de ces figurations aient délibérément représenté des attelages de même type de manières différentes et dans des situations matérielles variées semble démontrer qu’ils voulaient matérialiser, au besoin par des artifices, des caractéristiques propres à chacune de ces représentations en particulier, et ceci en dehors de tout contexte d’utilisation ou d’environnement. S’il apparaît, en effet, impossible de rattacher l’un de ces attelages à une scène d’ensemble (chasse, guerre, course, etc.), on peut en revanche observer qu’ils se singularisent par leur allure toujours vive (le pas et le trot semblent inconnus des représentations) et surtout par les positions actives, sportives et parfois même acrobatiques de leurs cochers.
35Examinés attentivement sous cet aspect, le plus grand nombre de documents photographiques laisse apparaître que chaque figuration d’attelage constitue en elle-même un petit tableau dans lequel se concentre tout l’intérêt de la représentation. Les cochers, seuls sur leur véhicule, sont uniquement occupés à