21/03/2025
Dormir pour mieux voir : les songes révélateurs de la cathédrale de Chartres
Il y a des jours où le ciel bas et le vent qui siffle entre les arcs-boutants nous donnent l’envie de nous replier, de fermer les yeux, de rêver un instant. À Chartres, il semble que les artistes médiévaux aient eu, eux aussi, un faible pour les dormeurs. Mais attention : ici, le sommeil n’est jamais anodin. Il est le seuil du sacré, le moment où l’humain, vulnérable, devient réceptacle de la parole divine.
Dans notre cathédrale, les rêveurs sont partout. Il suffit de ralentir le pas, de lever les yeux, de s’attarder sur un détail. C’est une cathédrale qui veille… mais aussi qui dort.
Prenez Adam, par exemple. Endormi de tout son long dans le vitrail du Bon Samaritain, il est bien loin de l’image du pécheur chassé du paradis. Ici, il est presque paisible, et c’est dans cet instant suspendu que Dieu crée Ève, jaillie de son flanc. Le sommeil devient naissance.
Ou encore Jessé, l’ancêtre royal. Dans sa torpeur, il rêve d’un arbre, mais pas n’importe lequel : un rameau qui portera David, puis le Christ. C’est toute la lignée messianique qui s’éveille dans son sommeil. Endormi, il engendre une dynastie spirituelle. Il dort profondément, mais ses rêves changent l’histoire.
Et puis il y a Joseph, le charpentier. Dans la clôture du chœur, vous le verrez assoupi, la main sous la joue. Ce geste, toujours le même, exprime douceur, attention, abandon. C’est ainsi qu’un ange vient lui parler. Le sommeil est ici une écoute. Et Joseph rêve plusieurs fois : pour prendre Marie chez lui, pour fuir en Égypte, pour revenir. Sans ces rêves, pas de fuite, pas de retour… pas d’histoire.
Les rois mages eux aussi dorment et un ange se penche sur eux pour les prévenir. Ce n’est pas un songe de puissance : c’est un détour pour échapper à Hérode. Le rêve comme refuge, comme solution.
Charlemagne aussi est visité en songe, tout comme Constantin avant lui. Le sommeil devient alors politique : il autorise, il légitime, il sacre presque. Les visions nocturnes soutiennent les grandes décisions terrestres.
Mais tous les dormeurs ne sont pas prophètes. Dans le vitrail de Saint-Nicolas, trois enfants s’endorment paisiblement à l’auberge, sans savoir qu’un crime les guette. Là encore, le sommeil bascule dans l’effroi. Pourtant, grâce au miracle, ils reviendront à la vie. Même le sommeil de la mort peut être renversé.
Et dans cette galerie de sommeils, il y a aussi celui, plus intime, plus tendre, de la Vierge Marie. Sur le relief du jubé de la cathédrale, aujourd’hui conservé dans le trésor, Marie veille sur son nouveau-né. Penchée sur Jésus, le visage serein, elle semble presque s’endormir, doucement, dans une paix infinie, comme pour envelopper son enfant d’un dernier geste d’amour avant le repos. C’est un sommeil protecteur, un bercement figé dans la pierre.
Ce que nous disent ces dormeurs, c’est que la cathédrale est un théâtre d’âmes en veille. Rien de figé ici : tout est en devenir, et souvent, c’est dans le sommeil que le changement advient. Le rêve devient révélation. Le silence devient message.
Alors la prochaine fois que le temps vous donne envie de vous blottir sous la couette, pensez aux dormeurs de Chartres. Ici, le sommeil n’est pas une fuite, mais une porte. Une ouverture vers un monde plus vaste, invisible, un monde que les verriers et les sculpteurs savaient bien représenter.