24/03/2024
Connaissez-vous la légende des châteaux de Ribeauvillé ?
« Deux seigneurs, qui étaient frères, vivaient jadis dans deux châteaux élevés face à face : le Saint Ulrich et le Girsberg. Depuis leur tendre enfance, ces deux hommes s’entendaient parfaitement bien. Ils s’estimaient mutuellement et partageaient la majorité de leurs loisirs : ils n’aimaient rien tant que chasser ensemble, ou ripailler joyeusement à la moindre occasion. Si, parfois, ils se disputaient un peu, leurs querelles ne duraient jamais, et ils se réconciliaient en riant au bout de quelques heures.
Comme leurs demeures n’étaient guère éloignées l’une de l’autre, ils avaient pris l’habitude, chaque matin, de se réveiller d’une façon tout à fait originale : le premier debout lançait, avec son arc, une flèche sur le volet du second pour lui signifier qu’il était temps de se lever.
Les jours s’écoulaient donc, pour les frères Ribeaupierre, dans la prospérité, l’harmonie et la joie.
Cependant, le plus jeune tomba un jour amoureux de la fille du roi des ménétriers, ces musiciens ambulants qui, à l’époque, animaient les fêtes dans les villages comme dans les châteaux. L’aîné, très fâché par ce qu’il considérait comme la perspective d’une mésalliance, se mit en colère : « Tu sais aussi bien que moi que la prétendue noblesse de cette famille n’est qu’une amusette, une farce ! Notre lignée protège, certes, les musiciens, et depuis fort longtemps, mais nous ne sommes pas du même monde ! Si tu veux te marier, à ta guise ! Mais pour l’honneur de notre rang, va courtiser la fille d’un duc, d’un comte, ou à la rigueur d’un baron. Quoi qu’il en soit, si tu as pour deux sous de bon sens, oublie vite cette folie ! »
A ces mots, le cadet s’emporta : « Ce n’est pas parce que tu es plus vieux que moi que tu raisonnes mieux ! D’ailleurs, qui parle de rang ou d’honneur, quand il s’agit d’amour ? Doit-on choisir son épouse sur la foi de sa noblesse plutôt que sur ses qualités ? Cette demoiselle n’a pas de blason ? Eh bien, que m’importe ! Elle est belle, bonne, cultivée et avisée, elle a donc toutes les qualités pour me rendre heureux. J’ai trop vu de tristes mariages fondés sur la raison pour envisager, fût-ce un instant, de me plier à tes stupides exigences. » Et, encore bouillant de colère, il se retira au Saint Ulrich sans attendre de réponse.
Les deux hommes passèrent, chacun de son côté, une nuit épouvantable. L’aîné regrettait ses paroles si dures. Se tournant et se retournant dans son lit à baldaquin, il pensait que seul le bonheur de son cadet importait, et que, s’il avait distingué cette jeune fille, celle-ci devait certainement être digne de lui. Le plus jeune, pour sa part, se rongeait les ongles : son frère, même s’il se trompait, n’avait-il pas seulement voulu veiller sur ses intérêts ? Il aurait fallu prendre le temps de discuter, de lui expliquer, au lieu de le planter là…
Ils finirent pourtant par s’endormir, chacun bien décidé à présenter ses excuses à l’autre dès le lendemain, à la première heure. Ils avaient décidé, la veille, et juste avant leur dispute, de partir très tôt pour chasser le cerf…
Lorsque le matin se leva, le cadet sauta donc sur ses pieds et saisit son arc. Par malheur, au même moment, l’aîné ouvrait son volet. Il n’eut pas le temps d’achever son geste : il s’écroula, le cœur transpercé par la flèche qui devait le réveiller.
Fou de douleur, le jeune homme disparut dans la forêt, et on ne le revit plus jamais.
Mais chaque année, à l’anniversaire de ce triste jour d’octobre, on entendait, depuis la tombée de la nuit et jusqu’à l’aurore, les échos d’une chasse infernale dans la montagne autour des deux châteaux. On se remémorait alors tristement l’aventure des deux frères maudits, et personne ne se risquait à sortir jusqu’à ce que le jour soit levé, de peur d’être emporté par les fantômes.
Bien des années plus t**d, un lointain descendant du roi des ménétriers, que cette histoire touchait tout particulièrement, décida de composer une musique pour invoquer Notre Dame de Dusenbach. Il se dit qu’il n’avait pas grand’chose à perdre, et qu’elle seule pourrait, peut-être, apaiser l’âme du pauvre meurtrier, condamné à errer pour l’éternité. Le musicien y mit tout son cœur. Il travailla pendant des mois, et attendit patiemment la nuit de la chasse infernale.
Le moment venu, vêtu de son grand manteau, car l’automne avançait, il s’installa, en plein air, muni de son violon. Il était prêt à jouer sa partition avec la plus grande des ferveurs. Déjà, au loin, on entendait le bruit des sabots, des hennissements de chevaux et les aboiements d’une meute déchaînée.
Tout en faisant courir l’archet sur les cordes, il pensait combien de drames étaient la conséquence de maladresses, combien un emportement pouvait avoir des résultats aussi terribles qu’inattendus, que la condition humaine était parfois bien cruelle. Les joues baignées de larmes, il invoqua l’esprit des deux frères qui n’avaient pas eu le temps de se réconcilier.
Alors, les bruits de la chasse maudite se calmèrent, puis se turent. Il souffla dans les sapins une petite brise très pure quand le silence se fit.
Le ménétrier leva les yeux vers les étoiles, ils étaient pleins de gratitude.
Et la montagne, autour des deux châteaux, fut pour toujours libérée des esprits. »
📖 Extrait du livre de Sylvie de Mathuisieulx - Les plus beaux contes d’Alsace
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