23/11/2020
Les nuances sont bienvenues, en cette période de clivages et divisions ☯️
Pourquoi mes livres sont en vente sur Amazon
(et pourquoi je ne les retire pas)
« Bonsoir François. Tes livres en vente sur Amazon, t’y es pour rien sans doute mais ça fait désordre. » C’est Didier, qui m’adresse ce SMS, et j’aime beaucoup Didier : c’est sur sa moto qu’on avait traversé ma circo, le premier samedi des Gilets jaunes, le 17 novembre 2018. Mon pote Mickaël me dit à peu près la même chose : « A Noël, ne vends rien sur Amazon ! Un peu de cohérence ! » Jusqu’à ma mère, ma première fan, qui s’interroge…
Alors, je vais leur répondre avec franchise.
Je pourrais prétendre que je n’y suis pour rien, que ce sont les maisons d’édition qui décident, etc. Ce serait faux-cul, et je ne veux pas mentir à ma mère ! Que je passe un coup de fil aux éditeurs et, j’en suis persuadé, ils les retireraient vite fait.
Donc, non : mes livres sont vendus sur Amazon par choix.
Par choix personnel.
Par choix financier ? Non. Depuis le début de mon mandat, je reverse à des associations la quasi-totalité de mes droits d’auteur. Nul goût de l’enrichissement, ici, c’est pire…
C’est par choix politique que mes ouvrages figurent sur la plate-forme.
Depuis le lancement du minuscule Fakir, il y a vingt ans, quel est mon combat ? Convaincre, et pour cela accéder aux gens, là où ils se trouvent, sur les marchés à la criée, à la sortie des cinémas, dans les bars-tabac, etc. Mais aussi dans les Relais, propriété de Lagardère, qui – comme je l’ai pas mal dénoncé – a vampirisé Airbus. Hier matin, je suis passé sur BFM, propriété de Drahi, champion de l’ « optimisation fiscale ». Ce petit texte sera publié sur ma page Facebook, propriété de Mark Zuckerberg, l’un des nouveaux seigneurs du numérique, qui échappe à l’impôt en Europe, qui pille nos données.
Que faut-il faire, alors ? Retirer Fakir des Relais ? Ne plus user des outils Facebook ou Twitter ? Ne plus passer sur BFM, ni LCI, ni TF1, ni Europe 1, ni RMC, ni Libération, ni Le Monde, bref, dans 90 % de ces médias qui sont entre les mains de dix milliardaires ? Dois-je retirer mes ouvrages de la FNAC, famille Pinault ? Des « Espaces Culturels », de Michel-Edouard Leclerc ?
Ou alors, par « cohérence », se taire et cesser de critiquer ces fortunes ?
Nous ne sommes déjà pas, loin de là, en position de force : doit-on en plus se couper les mains ? Se réfugier dans un ghetto, et refuser de parler au pays là où il se trouve ?
Eh bien, idem pour Amazon : je ne méprise pas les personnes qui, pour de bonnes raisons (l’éloignement des librairies, des difficultés à se déplacer…), ou par facilité, par gain de temps, commandent leurs livres sur cette plate-forme. Eux aussi, je veux les convaincre, à eux aussi je veux accéder.
C’est un choix politique, donc, que j’assume.
Et dans ma vie, de manière plus générale :
Hier soir, comme chaque vendredi, j’ai fait le plein de gnocchis, de crèmes dessert, de brioches, de soupes en briques, etc. au Carrefour City… propriété de mon ami Bernard Arnault, qui m’a fait espionner et vers qui, gentiment, sans rancune, je fais remonter mes euros. Et pour aggraver mon cas, je ne vais pas citer les marques, mais les gnocchis, les crèmes dessert, les brioches, les soupes en briques, etc. appartiennent bien souvent à des grands groupes, à l’industrie agro-alimentaire. A côté de ça, je fais de mon mieux : mes œufs, c’est de « poules élevées en plein air ». Je consomme peu de viande. J’irai au marché des hortillons, ce matin, pour une soupe maison… Mais enfin, ça reste marginal, une pincée d’éthique. Le gros de mes achats dépend du Capital.
Et mes habits ? Je suis partisan d’une relocalisation des vêtements. Mais je retourne mon sweat à capuche, là : « Made in China. » Mon tee-shirt, pourtant fourni par des militants italiens : « Made in Bengladesh. » Mon pantalon : bon, trop porté, l’étiquette s’est effacée, mais je suis sans illusion…
Et l’ordinateur Lenovo, sur lequel je tapote ces lignes ? « Conçu en Chine », m’indique un site Internet.
Est-ce qu’il faut, donc, pour n’avoir pas de contradiction, que je fasse grève de la faim ? Que je me balade à poil ? Que je cesse d’écrire, ou alors à la main ? Le moindre de mes actes est entaché, oui, de cette contradiction : un appel sur mon téléphone portable, un déplacement en voiture à la campagne, et à la limite, même quand j’allume ma gazinière (avec Engie) ou la lumière (avec l’uranium d’Areva)…
C’est ainsi : je baigne, nous baignons, dans un bain de capitalisme. On ne peut pas s’en extraire, sauf à devenir ermites. Au mieux, on peut en arracher quelques parcelles, retrouver de l’autonomie sur des bribes de nos vies.
C’est un reproche qu’on fera toujours à celles et ceux qui veulent changer le monde : oui, ils doivent composer, pactiser, s’arranger avec le monde existant, se débattre dedans, dans ces contradictions entre leurs idées et le concret. C’est un reproche qu’on ne fera jamais, en effet, à ceux qui acceptent le monde tel qu’il est, à ceux qui s’y complaisent.
Voilà pourquoi je ne crois pas aux gestes individuels. On peut les faire, parfois on le doit : pour soi, pour sa conscience. Mais pas dans l’espoir de transformer la société.
Je crois, moi, à des règles communes, qu’on se fixe et qu’on respecte.
Non pas un boycott d’Amazon (j’étais sceptique sur ce point, je l’ai dit à Mathieu Orphelin), mais à des lois fiscales qui, tout simplement, tout bêtement, lui feraient payer ses impôts en France, sans s’échapper par le Luxembourg et le Delaware. A des lois pour préserver nos terres, qui encadreraient la construction d’entrepôts géants, dont Amazon ne détient pas le monopole. A des lois, faites de taxes aux frontières, quotas d’importation, barrières douanières, pour ramener aliments, vêtements, médicaments près de chez nous.
C’est par des luttes et des lois, et non par des boycotts, par le caddy du consommateur, que nos ancêtres ont obtenu l’interdiction du travail des enfants, la journée de huit heures, le congé maternité, l’impôt sur le revenu, les congés payés, la sécurité sociale, etc. C’est par des luttes et des lois, et non par des boycotts, par le caddy du consommateur, qu’on obtiendra des avancées sociales, fiscales, environnementales.
Enfin, à titre personnel : je ne recherche pas la pureté.
J’ai mes zones d’ombre, mes tares, mes défauts énormes. Je l’ai déjà écrit ailleurs, je le répète ici. J’insiste. Pourquoi ? Parce que j’ai trop vu, déjà, des hommes, de gauche souvent, que l’on encensait, à qui l’on découvrait, ô surprise, une tache, ou plusieurs, et qui soudain passaient de saint à démon, dont on voyait plus, dont on ne voulait plus voir, la part de lumière.
Alors, je préfère prévenir d’avance : j’ai ma tache, mes taches.
Je ne prétends pas à la sainteté. Et c’est pour cette raison aussi, plus intime peut-être, que mes livres resteront sur Amazon : pour afficher mon imperfection, et même que je bois du Coca…
Il est possible que je les ôte, un jour.
Mais ce sera moins par conviction que par lassitude, par lâcheté : pour qu’on me laisse tranquille avec ça.