14/04/2024
Mansour Aw
Historien – Anthropologue
Interrogations et réponses citoyennes.
Partie II
La bipolarisation du champ politique sénégalais.
Dans son texte, s’il faut le rappeler, Monsieur Hamidou Hanne, Politiste en son état, à propos du scrutin présidentiel du Dimanche 24 Mars 2024 parlait de référendum, et de bipolarisation du champ politique sénégalais,
Référendum, et bipolarisation sont des termes de plus en plus usités par les journalistes pour simplifier l’observation des faits électoraux. En tant que des outils d’analyse, ils peuvent s’avérer opérants ou pas du tout, tant les situations sont complexes, différentes, et variées ; l’essentiel étant de bien circonscrire les faits dont on parle, et de bien les camper afin de les analyser en profondeur sous toutes leurs coutures.
Par principe, un référendum est un vote fermé. La plupart du temps, les citoyens convoqués y sont appelés pour répondre par un Oui, ou par un Non, à une, ou à plusieurs questions posées. Le Sénégal en a connu un certain nombre depuis celui du 28 Septembre 1958 convoqué pour se prononcer sur le projet de Constitution que le Général Charles De Gaulle, Premier Ministre de la France sous la présidence de la République de René Coty, proposait aux Français pour la création de la Communauté française, que d’autres , par euphémisme, appelleront Communauté franco –africaine, car devant réunir les huit colonies françaises d’Afrique de l’Ouest à leur métropole coloniale dans un nouveau contexte relationnel.
En attribuant de nouvelles compétences aux gouvernements locaux africains mis en place par la Loi Cadres, ou Loi Gaston Deferre de 1956, appelée aussi Loi de l’autonomie interne, cette constitution devait maintenir encore contre le cours de l’Histoire, et la marche du temps tous ces territoires et peuples de l’Afrique de l’Ouest sous la tutelle de la France. Le Général Charles De Gaulle cherchait ainsi donc avec ce référendum constitutionnel à contenir leurs aspirations profondes à l’Indépendance nationale. La Constitution de la V ème République en sera issue, largement adoptée par les 4 /5 des citoyens français. Au Sénégal, sur fond de menaces de guerre, et de séparatisme de la presqu’ île du Cap Vert, le Oui l’aura aussi remporté sur le Non, qui pourtant était donné largement vainqueur au regard de la grande mobilisation de la jeunesse sénégalaise, des partis politiques de Gauche, et des syndicats de l’époque. La suite de l’histoire est connue. Le Sénégal bénéficie en conséquence du statut d’Etat dans la Communauté, le 4 Avril 1960, des accords seront signés portant transfert des compétences de la Communauté entre le gouvernement de la République française et les gouvernements du Sénégal et du Soudan, réunis au sein de la Fédération du Mali ; actant ainsi l’indépendance de ces deux pays.
Le 22 Juin 1960 sont signés les accords de coopération entre la République française et la Fédération du Mali. Celle- ci bien que dissoute le 20 Aout 1960 ne changera rien dans l’architecture juridique et coopérationnelle entre le Sénégal et la France.
En matière de souveraineté et de Politique étrangère, la France assurera la représentation du Sénégal auprès des Etats et organismes où le Sénégal n’a pas de représentants. La coopération économique prévoit une aide financière, des études, la fourniture d’équipements, l’envoie d’experts. Le régime douanier sera préférentiel entre les deux pays. L’organisation et l’encadrement de l’armée sénégalaise se feront avec des officiers et sous-officiers français ; les forces militaires d’intervention ouest africaines resteront encore basées à Dakar. En matière domaniale, les dépendances nécessaires sont immatriculées au nom de la République française. En matière d’enseignement supérieur, l’université de Dakar reste sous l’autorité académique de la France. Les personnels d’Assistance Technique restent présents dans toute l’architecture institutionnelle et gouvernementale. L’Accord multilatéral sur les droits fondamentaux des nationaux des Etats de la Communauté assurera la représentation des Français dans le Conseil Economique et social qui sera créé en 1961. Tout est fait, et strictement bien fait, et bien organisé pour assurer la continuité du système colonial de domination et d’exploitation mis en place depuis les Lois de 1889-1906 relatives aux colonies françaises d’Afrique de l’Ouest, réunies en une entité organique sous la dénomination Afrique Occidentale Française AOF, avec un Gouverneur Général à sa tête, et Dakar comme capitale. Un Président de la République du Sénégal a été élu par les Parlementaires en 1960 devant qui il a prêté serment de fidélité.
Avec un régime gouvernemental et des hommes politiques aux ordres, une économie qui restera extravertie, basée sur le Fonds d’Investissements Economiques et Social, FIDES, en vertu de la loi du 30 avril 1946 relative aux territoires d'outre-mer (TOM) de l'Union française, remplacé par le Fonds d'aide et de coopération FAC en date du 27 mars 1959 , il n’y aura pas de développement autonome ni endogène , pas d’ autosuffisance, ni de souveraineté alimentaire mais une économie quasi exclusivement basée sur des importations massives des denrées de consommation courante dont le riz, le sucre, et les autres produits de première nécessité. La monoculture de l’arachide, et l’économie de traite saisonnière qui lui est subséquente, introduites depuis la fin du XIX es, structurées au début du XX es avec les Sociétés Indigènes de Prévoyance, les SIP, avec leurs coopératives d’encadrement des paysans, les Seccos, les infrastructures et la logistique de collecte sur l’ensemble du territoire national prévaudront des décennies encore devant elles.
Les paysans qui constituent plus de 80 % de la population gagnent très peu de l’économie de traite saisonnière, l’exportation de leurs productions brutes et des produits dérivés, vers la France, bien que soutenue par celle- ci à des tarifs préférentiels jusqu’ en 1968, restait faiblement rémunérée. Les paysans sont pauvres, et lourdement endettés devant l’Office de Commercialisation de l’Arachide du Sénégal, OCAS, puis devant l’Office National de Commerce Agricole et de Développement ONCAD et la Banque Nationale de Développement du Sénégal BNDS.
Les cultures vivrières sont sacrifiées au profit d’importations massives de biens de consommation et d’équipement qu’il faut payer cher. Le pays est installé dans la stagnation industrielle, le déséquilibre structurel de sa balance commerciale, et de sa balance des paiements. Les pouvoirs publics constateront leurs échecs en matière de politiques publiques et se réfugieront derrière « la détérioration des termes de l’échange ». Ils espéraient se tirer de situation avec les programmes d’aide de la Communauté Economique européenne CEE, pendant que la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, BCEAO, institut d’émission commun aux Etats membres de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) créée le 12 mai 1962 bloquait le financement des investissements publics, et maintenait l’ensemble des pays membres sous la tutelle de l’économie de la France et du Franc CFA.
Après les événements liés à l’éclatement de la Fédération du Mali, et l’affaire Mamadou Dia, en date du 18 Décembre 1962, le Sénégal est irrémédiablement installé dans une crise profonde, tant sur le plan de ses institutions de gouvernance, de son économie structurellement déficitaire, que dans le champ politique et social. Les lignes du clivage et de démarcation politique et idéologique resteront très marquées entre le parti-Etat d’un côté, et de l’ autre, la classe ouvrière issue de l’UGETAN, avec l’UNTS très engagée dans les luttes sociales et politiques, une jeunesse très engagée, avec ses traditions de lutte marxistes, anti impérialistes, anti colonialistes, et anti néocolonialistes ; ombilicalement liée aux mouvements étudiant de la FEANF, de l’ AESF, de l’UED, et de l’ UDES, soutenue et encadrée par les partis politiques et mouvements de Gauche dont le PAI et le PRA Sénégal .
Après le Référendum Constitutionnel du Président Senghor, qui installa le régime Présidentiel fort, aux élections législatives et présidentielles de 1963, les jeunes et les militants des partis politiques de Gauche ont donné leur vie en combattant le système néocolonial mis en place grâce aux Accords de coopération du 22 Juin 1960. Le bilan a été de près, ou de plus de 50 morts, la fracture politique et sociale s’approfondissant poussera encore cette même jeunesse à se soulever en 1968 pour encore continuer à combattre ce même système néocolonial, l’homme, et le parti politique qui l’incarnaient. Le Président Senghor ne quittera toutefois le pouvoir qu’en 1981 après avoir désigné et choisi son successeur qui sera intronisé en vertu de l’article 35 de la Constitution et « élu » ensuite Président de la République. Il est parti avec le constat amer d’avoir été constamment et radicalement combattu par une jeunesse fortement opposée à sa politique, assimilationniste de la Négritude, d’asservissement et de soumission vis-à-vis de la France. Le système qu’il a laissé sur place, ses hommes, et le parti seront encore mis à rudes épreuves en 1988 durant l’élection présidentielle truquée et falsifiée de bout en bout.
D’autres référendums constitutionnels après celui de 1958 le Sénégal en a connus. Celui de 1963 qui institue le régime présidentiel, a fait adopter la nouvelle Constitution par 99 % des électeurs appelés aux urnes. Celui de 1970 rétablissant le poste de Premier ministre a donné ce même score de 99 % au Président Senghor, qui a régné en maître absolu, avec une Assemblée Nationale monocolore, totalement acquise à toutes ses causes, dans un pays à parti unique ; le parti Etat.
Le Président Abdoulaye Wade a renforcé ses pouvoirs en 2001 en mettant en place une nouvelle Constitution qui réduit le mandat présidentiel de 7 à 5 ans, qui supprime le Sénat, et le Conseil Economique et social, rapporte le nombre des députés de 140 à 120, et qui lui laisse les mains libres pour dissoudre l’Assemblée Nationale.
Le Président Macky Sall battra tous les records dans son argumentaire au Référendum constitutionnel de 2016 : modernisation des partis politiques, participation des candidats indépendants à tous les types d’ élection, promotion de la gouvernance locale et du développement territorial, création du Haut Conseil des collectivités territoriales, reconnaissance de nouveaux droits aux citoyens renforcement de la citoyenneté, restauration du quinquennat, renforcement des droits de l’ opposition et de son chef, représentation des Sénégalais de l’ extérieur , élargissement et renforcement des pouvoirs de l’ Assemblée Nationale, instauration du principe de contrôle de la constitutionnalité des Lois, renforcement du nombre des membres du Conseil Constitutionnel, désignation de membres du CC par l’Assemblée Nationale, élargissement des compétences du Conseil Constitutionnel, constitutionnalisation décentralisation et déconcentration , intangibilité relative à la forme républicaine, laïcité, indivisibilité, et caractère démocratique de l’Etat, les deux mandats consécutifs . Il s’agit là d’un bon paquet de questions, toutes importantes en terme de mise à jour institutionnelle à la suite des travaux de la CNRI ; produit d’un large consensus de la concertation Nationale avec ses différents experts et spécialistes du Droit et de la science politique.
L ‘essentiel et le fondamental tournaient autour de la problématique de comment contenir et limiter l’hyper – présidentialisme ou le présidentialisme absolu et despotique issu du système du Président Senghor depuis 1963, reproduit, entretenu, et sans cesse consolidé par tous ses suivants et successeurs. Un redimensionnement des institutions et un partage équilibré des pouvoirs s’imposaient de toute nécessité.
Un recentrage sur le Citoyen et le peuple – rois devait conséquemment conduire vers un Etat de droit plus raisonné, vers le régime parlementaire largement souhaité, et réclamé, et la réforme du système judiciaire. Monsieur Le Président Sall a gagné son référendum, mais sur plus d’une décennie il y aura dévoiement récupération, éclatement de toutes ces revendications de mise à jour institutionnelle, enfouissement des questions essentielles et fondamentales du système démocratique sénégalais tant vanté, qui nous aura valu une participation aux Etats Généraux en France en 1789 pour mettre un terme à l’absolutisme royal, et à la Constituante de 1791 qui a installé la première République en France.
Au regard de cet ensemble de faits et de données historiques, nous aurions ainsi donc un modèle démocratique profondément ancré dans le fait référendaire, des élections régulièrement organisées, de constantes luttes sociales et politiques ; un modèle qui repose sur un socle de stabilité et une pérennité, mais avec des institutions faiblement mutantes ; profondément conservatrices, peu disposées aux changements structurels, et à la fréquence de l’alternance.
Celle- ci devrait pourtant être ordinaire, normale, pacifique, « banale » pour les citoyens et le peuple- rois, qui devraient à tout moment être capables de s’exprimer, et d’exprimer librement leur volonté en sanctionnant négativement ou positivement. Là est la quintessence et la raison d’être d’un système où le changement ne sera pas un accouchement forcé sur fond de tension, de violences verbales et matérielles, pré et post électorales, destructrices, mortifères et criminelles, ni une césarienne traumatique, mais un principe régulateur ; une modalité de renouvellement salutaire de la classe politique, de dégagement de tout ce qui est toxine ; une opération de purification de l’organisme ; un accouchement heureux, sans douleurs ni murmures, qui assure le bonheur du peuple et du citoyen – rois. Cela réglerait le faux débat du nombre des mandats et de leur durée car celui-ci assure fondamentalement impunité même lorsque l’échec est patent et que les citoyens et le peuple- rois, devraient encore supporter pendant 7 , 5 ans leurs souffrances, possiblement reproductibles, et allongées sur 10 ans, sur 15 ans, sur 2o ans, avec une classe politique qui se recycle sans cesse grâce au nomadisme et à la transhumance politique, qui opère selon le principe du LAMBU GOLO, avec des alliances qui se font et qui se défont , qui brouillent le paysage politique. On ne sait pas qui est qui, ni qui propose quoi ; comme qui dirait, cela importerait très peu, il s’agit de se mettre ensemble pour combattre celui qui est aux commandes, et le faire tomber par tous les moyens. Le marché est clair : « se mettre ensemble et gouverner ensemble » ; on aura rien discuté, rien négocié, ni ficelé. On sera servi au petit bonheur la chance, on sera au pouvoir pour gouverner sans programme politique concerté, calibré, chiffré et évaluable, sans préparation des hommes, ce qui obligera à aller chercher de tous côtés « des hommes providentiels », des hommes alibis, et de crédibilisation pour un tant soit peu sauver la face, mais des hommes dont on se débarrassera bien volontiers au premier virage.
Le Sénégal en est encore là, à compter le nombre d’alternances entre le pouce, et le mineur, sur les doigts d’une seule main.
Dimanche 14 Avril 2024